Lettres du Docteur Lamote

Lettre 21

Lettre N° 21

3-09-1937

Eugène écrit..

Figurez-vous que le bateau qui emmenait Gaby, venait livrer notre glacière. C’est un système à deux sphères de la marque Iceball, une fabrication américaine, environ 1 mètre de long, autant de large et 90 cm de haut. Et je l’emporte dans mes déplacements en brousse. 

Avec une glacière en Afrique, il fait nettement moins chaud !

J’aspire à une journée torride et à boire une pinte de bière bien fraîche, mais je trouve qu’ici il fait froid et hivernal.

Mon rêve de beurre frais dur comme pierre sur la table, et de pouvoir en manger sans surveillance se réalise enfin. De la crème fraîche, du lait de chèvre froid, des fraises glacées, tellement froides que vos dents gèlent en mordant dedans, des gâteaux à la crème au beurre dont on mange trois jours durant...quelle aubaine.

Depuis que j’ai la glacière, je n’ai pas encore manqué de viande d’antilope. Il y a 15 jours on m’apporta un gigot d’antilope d’environ 8 kg. On aurait dit du bœuf, j’en ai mangé pendant 8 jours.

Puis j’en avais assez, et les cinq kilos qui restaient, je les ai restitués aux villageois qui n’en revenaient pas : « Ça ne sent pas ! Ah ! Le savoir faire des Blancs, que leur manquent-ils ? ».

Entre temps, j’ai déjà reçu six autres gigots d’antilope. C’est la coutume ici, lorsqu’un Noir tue une antilope à la chasse, il doit donner un gigot au « fumu », le chef. Il garde un gigot pour lui, le dos est pour celui qui le premier a maîtrisé la bête, les viscères sont pour les « butas », les anciens, etc...

Une histoire très compliquée. La chasse est la chose la plus agréable pour un Noir. Tout le village participe.

Ils encerclent une brousse et y mettent le feu. Les bêtes fuient vers le centre et au dernier moment, lorsque les flammes les cernent de près, elles cherchent à fuir. C’est à ce moment qu’un tir de tous les diables se déclenche. Les Noirs, tapis sur le sol, envoient leurs munitions constituées de bouts de clous. Les balles sifflent de tous les côtés.

Pour une  malheureuse antilope, une quinzaine de tireurs déchargent leur fusil, évitant ainsi, en rentrant au village, de subir la honte quand leur fusil n’a pas servi.

Parce que les femmes disent :  « Pourquoi ai-je un mari ? Il ne me donne pas de viande pour accompagner mon manioc. Il n’est même pas capable de tirer ».

Et quand je suis dans la région, c’est moi le fumu. Et maintenant  qu’ils sont au courant du miracle de la glacière, ils viennent de partout, tandis que je les monte les uns contre les autres en disant qu’ils ne sont que des amateurs et que dans le village voisin ils ont tirés quatre bêtes en une journée.

Puis, je dépose un glaçon dans la main des fumus. Ça les dépasse, et quand je les oblige à garder le glaçon le plus longtemps possible dans la bouche, on les verrait pâlir s’ils n’étaient pas noirs.

Puis ils vont chez leurs congénères expliquant et vociférant tandis que le glaçon passe de bouche en bouche.

Bref, ici je mange beaucoup mieux qu’en Europe. Entre temps, j’ai encore économisé 21 volailles, de sorte que j’en possède 43, sans compter le bouc (des chèvres).

Entre parenthèses soit dit, la glacière a coûté 2.500 Fr., et doit être chauffée et alimentée une fois par jour au pétrole.

Nous avons le journal parlé à huit heures moins le quart depuis Bruxelles grâce à la radio qui fonctionne très bien.

Un soir, je me suis éloigné à une bonnedistance du sombolo, et je comprenais très distinctement ce qui s’y disait. C’est un fameux haut-parleur.

Dans le village où je me suis rendu aujourd’hui, j’avais près de deux cents auditeurs devant le sombolo.

Parfois, elle est d’une limpidité comme on ne trouve pas en Europe, aucun parasite. Nous captons tous les postes entre 15 et 40 mètres. Ça fait une dizaine, mais les postes allemands sont les plus puissants avec Ruisselede, juste à côté de chez nous... (en Belgique).

Le matin, il émet de six à huit heures, le soir il commence à cinq heures, de sorte qu’il ne fait jamais silencieux chez moi.

Comment se passe ma journée ?

Aujourd’hui, ce matin j’ai examiné ±500 individus, puis je les ai appelés un par un pour vérifier les absences. Puis j’ai signé leur certificat. 500 signatures.

Ensuite, je les inocule contre la variole et il est midi.

A treize heures je saute dans la camionnette, une quinzaine de kilomètres plus loin vers Mokamo, pour y examiner les types de l’usine.

Même scénario. Evidemment je ne leur ai pas administré le vaccin contre la variole, car l’entente n’est plus au beau fixe.

 

A cinq heures on a terminé, et on charge la camionnette avec les infirmiers et à 60 km/heure  vers Kiamfu où le boy a déjà tout préparé dehors, parce que ce soir nous poursuivons la route vers Mudriki, notre port d’attache. C’est une belle région, parce qu’on y trouve beaucoup de pigeons et de perdrix.

On charge d’abord la glacière sur l’auto, puis les malles et puis le boy et nous voila partis.

Encore 10 km. Mauvaise route.A trois reprises l’axe postérieur a raclé le sol. Mais pour un tel incident je ne m’arrête plus, avec un peu de prudence, on arrive à passer. Les camions de la C. K. tracent des ornières qui sont juste un peu trop profondes pour ma Ford.

Entre temps je scrute la brousse pour y découvrir du gibier et tout particulièrement un oiseau très fréquent ici : l’outarde.

Bien entendu, le fusil est à mes côtés. Aujourd’hui, je n’ai rien vu.

A 18 heures, je suis déjà à table. La radio joue et m’aide à évacuer l’angoisse de la conduite automobile en Afrique, car je ne suis pas encore un pilote chevronné et les routes sont une succession de rigoles, de sillons, de caniveaux, de trous... 

Et voici que je termine ma journée en tapant à la machine. J’ai mis une feuille de carbone parce que le ruban est complètement foutu.

Et la chasse ?

J’ai fait de sérieux progrès. Le même jour, deux perdrix et en plein vol. J’ajoute que je n’ai tiré que deux cartouches et vous avez mon dernier record.

Les pigeons, je ne les compte plus. A Kiamfu, tout le monde me connaît depuis qu’en janvier dernier j’en ai abattu une dizaine.

A mon arrivée, ils sont presque tous disparus.

Un jeune célibataire peut-il être plus heureux ? Je voudrais pouvoir vous régaler. Vous vous lècherez les babines, car le boy actuel me paraît en savoir plus que Michel qui nous a quittés. Il repasse à merveille. Je me promène endimanché tous les jours de la semaine. Dommage

que Gaby n’est pas ici pour admirer les plis de mon pantalon.

Ici au Congo, un Blanc mène une vie divine s’il a de bons boys. Le boy de table, nouveau lui aussi, que j’ai dressé pour qu’à midi, à mon premier appel, il accourt au pas de course avec le potage. Puis vite le reste. Malheur à lui si je dois attendre, ne fut-ce qu’une seconde. Mais il est déjà prêt. Rapidement le dessert, en quelques minutes tout est terminé.

Je compte rester 10 mois à cet endroit. Environ 6.000 indigènes à examiner. Peut-être qu’entre-temps Gaby sera de retour, mais je ne sais toujours rien, tandis que vous avez peut-être déjà reçu des nouvelles.

J’aime ce village, dans une région qui rappelle la nôtre (en Belgique), tout en plaine, avec trois belles collines d’un côté, sur lesquelles poussent des borassus et des palmiers. De l’autre côté, le village de Mudjiki avec environ 800 habitants, le plus important de mon Cercle, plongé dans l’ombre de nombreux arbres traditionnels plantés jadis par les butas.

 

Dimanche 5-09-37 

Hier j’ai battu un nouveau record. J’ai vacciné 4.500 Noirs contre la variole. J’ai commencé à 6 heures moins le quart, jusqu’à 18 heures, avec une interruption d’une demi-heure.

Les infirmiers, ils sont quatre, pratiquent la scarification, et je passe avec le « nkisi » (=le médicament).

Je leur avais donné la permission de parler...mais un bruit de tous les diables. Jamais on n’avait vu autant de monde rassemblé. 

Maintenant je suis tranquille pour tout le mois, parce qu’inoculer la variole tous les jours est une vraie corvée. 

C’est dimanche, et ce jour-là en particulier est ennuyeux, seul, pas de travail, pas de lecture. J’ai bien mes livres d’étude, mais mon esprit n’est pas aux études. 

Voici près d’un mois que Gaby est partie, le temps passe vite. Et Jantje aura bientôt 10 mois. Peut-être marche-t-il déjà ? 

Le service pose peu de problèmes. Toujours beaucoup d’écritures.

...Nous avons atteint le summum du luxe du broussard : un fusil, une machine à coudre, une machine à écrire, une radio et une glacière....

On n’arrive pas à épargner. Pourtant, autour de nous, les exemples d’avarice ne manquent pas. Certains osent à peine manger, et c’est trop demander d’ouvrir une conserve et ils font toute une histoire pour tuer un poulet.

Même si on consomme beaucoup de conserves, il n’est pas possible d’avoir de gros frais en brousse, sauf pour la boisson. Tandis que dans les centres on est obligé de recevoir du monde et de se laisser dévaliser par une bande de profiteurs, car le Congo n’en manque pas.

Ici, où nous sommes, c’est tout le contraire. Un verre d’eau, c’est tout ce qu’on reçoit.

Il est vrai que nous n’avons pas beaucoup de contact avec les autres Blancs. D’ailleurs, ni Gaby ni moi n’avons de vrais amis.

Nous sommes toujours seuls dans la brousse….

                

                                                            Recensement : à l'avant plan le mukanda.