Lettres du Congo. Lettres d’Eugène et Gaby Lamote-Van den Broeck adressées à leurs parents et recueillies par Bernard Lamote. Préliminaires. Mon père, Eugène Lamote, nous a quitté en 1974 à l’âge de 64 ans, usé par la Colonie. A la mort de maman, en 1999, nous découvrîmes une grande enveloppe contenant la correspondance de nos parents avec leurs parents en Belgique : 48 lettres, de 1936 à 1949. D’abord manuscrites, puis dactylographiées sur du papier « pelure », les feuillets étaient remplis d’écriture recto verso pour des raisons d’économie. Le papier était tellement fin qu’on pouvait lire le verso pendant qu’on lisait le recto, sans oublier les post-scriptum et les ajoutes dans la marge ! Bien entendu, papa s’adressait à ses parents dans sa langue maternelle, le dialecte de la Flandre Occidentale, le West-Vlaams. Il décrit sa vie au Congo. Maman ajoute son commentaire. Nous, les cinq aînés des enfants avons été scolarisés en français. Voilà pourquoi j’ai entrepris de traduire les lettres en français.
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Qui était Eugène Lamote ?
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Lettre N° 1 ( Depuis l’Anversville) Eugène écrit. Mardi, 3-03-1936 Ne faites pas attention à mon écriture, parce que le bateau tangue. Le premier soir, nous avons longé les digues hollandaises de l’Escaut. Le soir je distinguais les phares de la côte belge. Actuellement, nous croisons Gibraltar, mais loin en mer. Cette nuit, à deux heures, nous passions à hauteur de Lisbonne. Nous naviguons toujours, tandis que le bateau balance d’un bord à l’autre. Ça craque continuellement, comme si à chaque instant tout va se disloquer, parfois les secousses font présager le pire. Dans notre cabine également, le plancher grince toute la nuit et une conduite d’eau gargouille sans arrêt. N’allez pas vous imaginer que le bateau navigue tout droit. Un vent violent venant du Nord, souffle depuis avant-hier. Les vagues font près de 7 mètres de haut, mais comme le bateau monte et descend, on a parfois l’impression de sombrer. Je suis ballotté à gauche, à droite, à la vitesse où je vous écris. Hier à la salle à manger, Gaby s’est retrouvée coincée sous une table après une glissade de 8 mètres. Heureusement, elle s’en est tirée avec seulement une petite ecchymose sur la fesse. Ce matin, nous étions sur le pont, allongés dans nos transats, lorsque soudain : « Patatraque !» Sous l’effet de la houle, Gaby glisse et se retrouve emmêlée dans son transat contre le bastingage. Aussitôt trois messieurs s’empressent de la libérer et d’amarrer sa chaise longue. Au début, c’était le pire ennemi. Tout a commencé samedi. Ce soir-là, Gaby s’était couchée tôt. Mais pendant le dîner, (vers 19 h.), je me suis précipité dehors, il était grand temps, et c’est dans l’ordre contraire que j’ai rendu aux poissons les trois premiers plats du menu. Mais maintenant, je suis déjà tout à fait habitué, et vous ne me croirez pas, mais cet après-midi je me suis promené avec Gaby sur le pont pendant une demi-heure, et nous n’y prêtons même plus attention. Sur le moment nous sommes comme ceci (fig 1) et puis comme Fig. 1 Fig. 2 ça,(fig. 2 ), la ligne épaisse représente le bateau. Je n’exagère pas. Tables et chaises sont ancrées au plancher au moyen de chaînes. Ce sont des planchettes d’un demi décimètre de haut comme sur la figure. Nous sommes six à table et le couvert de chaque convive est mis dans un compartiment. Le potage ne déborde pourtant pas des assiettes, et lorsqu’une grosse lame survient, comme c’était le cas hier, où à certaines tables, verres, bouteilles et plats roulèrent de tous les côtés dans un joyeux tintamarre. Très marrant ! Le plus gai, c’était ce matin dans le bain. Le seul endroit tranquille. Et malgré que la baignoire fût à moitié pleine, nous risquions l’inondation. Nous avons déjà vécu des sensations fortes. Dimanche la mer était particulièrement houleuse, une vraie tempête, heureusement que les vagues venaient de l’arrière. Leur hauteur est difficile à évaluer parce qu’on ne les voyait jamais de côté. Lorsqu’une vague survient, elle nous soulève car elle est beaucoup plus longue que notre navire. Jamais je n’ai vu quelque chose d’aussi impressionnant. C’est au moment où nous croisions un cargo que nous nous rendions compte qu’un bateau n’est qu’une coquille noix. De temps à autre, une vague éclaboussait le deuxième pont, mais tout allait bien. Mais la nuit...Vers une heure, nous fûmes terrifiés (on ne dormait pas vraiment) par deux énormes coups. Un paquet de mer s’écrasa contre les vitres de notre cabine (située à 6 mètres au-dessus du niveau de l’eau). Les coups se succédèrent, puis ce fut le calme. Mais vers 4 h., « Bang », un coup terrible à la hauteur de notre cabine et de la voisine. Vous souvenez-vous de la porte par laquelle nous sommes rentrés dans notre cabine, elle gît quatre mètres plus loin. Jusqu’à présent, je n’ai pas encore fréquenté le bar. Je ne supporte ni bière ni spiritueux. D’ailleurs, jusqu’à présent tout le monde se couchait très tôt. C’est la première soirée où la mer s’est un peu calmée. Dimanche, la grand-messe a été célébrée dans le restaurant, chants et accompagnement musical sur un gramophone parce qu’il n’y a que deux pères ici : un capucin et un Français de Tongerloo. Le capucin était malade. C’est avec difficulté que nous nous tenions debout à l’évangile. En ce moment, on claironne que le dîner est près...( je conclus avec trois points, pour poursuivre tout à l’heure, l’estomac bien rempli). Mercredi. Pour nous, l’été a commencé aujourd’hui ! Soleil radieux, mer calme, ambiance joyeuse sur le navire. Hier soir, nous nous sommes promenés délaissant le journal parlé et à 21h30 nous étions au lit. Nous avons vraiment bien dormi cette nuit. A propos du dîner d’hier soir . Pour moi :
Pour Gaby :
Aujourd’hui nous n’avions pas très faim. Maintenant il est 10h30. Et les lettres doivent être postées pour 4 h. cette après-midi. Demain [12-03-36] nous accostons à Ténériffe et pensons faire un tour de l’île en voiture. A part ça, peu de nouvelles. Jusqu’à présent, je crois que nous n’avons rien oublié et vous n’aurez rien à nous envoyer. Je ne connais pas encore notre adresse. Nous vous la communiquerons le plus tôt possible afin que notre lettre puisse accompagner le retour de ce bateau vers la Belgique. Entre parenthèses soit dit, nous logeons dans la deuxième cabine la plus sélecte du navire. Après les deux cabines de luxe, au pied de l’escalier. Tout à coup, un craquement angoissant comme si c’était la fin. Tout le personnel fut mobilisé, ils raclaient, écopaient, se passaient les seaux, cela valait la peine d’être filmé. Ce scénario pris deux heures. Encore heureux que nous n’ayons eu à subir qu’une seule vague. Toutes les portes du premier pont, où se trouve notre cabine, sont sérieusement barricadées. Ils ont travaillés jusqu’au lundi à 11 h pour réparer les dégâts. Heureusement, nous n’avons pas eu de perte, sauf un paquet de chocolat que Gaby avait reçu et qui a disparu dans les flots. Que penser de nos compagnons de voyage ? Est-ce un milieu huppé ? Non, pas le moins du monde, du moins jusqu’à présent. Je n’ai pas encore dû enfiler mon smoking. Pour des jeunes mariés, c’est l’endroit idéal pour flâner et rester en tête à tête. Ici, on dort pour autant que ce soit possible et on mange. Les repas, chaque menu représente toute une étude pour fixer son choix. Ce midi, homard à la mayonnaise, potage au cerfeuil, un poisson (inconnu), des moules, de la viande de veau aux carottes et petits pois, et une tartelette aux griottes. Hier j’ai bien mangé huit mets car la veille, je n’avais pratiquement rien avalé à cause du mal de mer. Dans un quart d’heure nous passons de nouveau à table, et j’espère, pour la curiosité, vous énumérer ce que j’ai mangé. Gaby aussi mange très bien. Voici notre emploi du temps :
Aujourd’hui, j’ai passé l’avant- Arrivée à Matadi le 18-03-1936. A Matadi nous arrivons dans un port bien organisé, mais comme on dit ici « un trou infecte ». La chaleur y est accablante. Le fleuve Congo s’engouffre en tourbillonnant entre les rochers d’une manière impressionnante. Le même fleuve qui en amont faisait 20 à 30 km de large, ne fait plus que 1000 mètres de large en un spectacle de grands tourbillons d’une violence inouïe. Nous y étions logés dans un magnifique hôtel et dès 8 h. du matin nous prenions le train pour Léopoldville. Nous avons logé à l’hôtel A.B.C., le plus grand hôtel de Léo(Kinshasa). Les logements sont aux frais de l’Etat, plus tard nous récupérons les frais des repas. A Matadi, on a dormi dans une chambre à 225 Fr.. Mais quelle a été ma déception en débarquant à Matadi en voyant tous ces Noirs. Ils m’ont parus sales et dégoûtants. Les femmes drapées d’un pagne ont une allure élégante. Elles portent sur leur tête des paniers chargés de tout ce dont elles ont besoin, par exemple une grappe de poulets. Certains sont habillés correctement, d’autres sont en haillons, mais presque : tous ont un couvre-chef, soit en feutre(ou ce qu’il en reste), soit en tricot, ou en paille, ou encore un vieux casque colonial, un turban et même un essuie-mains. Léopoldville est une belle ville avec de jolies villas, de rues entretenues et des plantes rares. Notre boy est un bon travailleur et connaît passablement bien les tâches ménagères. Demain, il cuisinera pour la première fois. Lettre N° 2 Eugène écrit pendant l’orage. Tous sont situés le long d’avenues plus ou moins bien entretenues, bordées de palmiers, de parcelles plantées de bananiers, de bougainvilliers, de cocotiers et de nombreux acacias. Nous sommes logés [coup de tonnerre assourdissant !] dans « une maison de passagers », on en dénombre sept dans notre avenue Liebrecht, dont trois sont habitables. Les autres n’ont plus ni carreaux, ni portes, etc. Nous sommes donc à trois médecins qui faisons un stage tout près d’ici. Voici le plan de notre maisonnette. Comme vous voyez relativement grande et tout est au rez-de-chaussée.
Nous avons peu de moustiques et nous avons découvert déjà trois lézards (geckos).Dans la chambre à coucher il y en a deux et ils ne peuvent pas être chassés car ils attrapent beaucoup d’insectes. Tout ici est protégé par une moustiquaire métallique, les fenêtres comme les portes. Une porte se compose de la porte traditionnelle et d’une porte en gaze métallique. Nous avons trois tables, cinq armoires, 2 garde-manger, un filtre (à eau), une cuisinière, un lit double surmonté d’une moustiquaire, une baignoire. Un boy du directeur des Finances y a élu domicile, pour le reste on y trouve des bananiers, une demi-douzaine d’arbres et tout au fond, un profond ruisseau. Mais pour eux, le temps ne compte pas, ils sont indolents, peu cultivés et serviles. Bientôt c’est la saison des pluies, hier un orage, ce soir il pleut. Dans la journée, une chaleur suffocante. Je commence à m’habituer petit à petit. Jusqu’à présent nous avons pris nos repas à Kinshasa, le nouveau Léopoldville à 4 km d’ici. 25 Fr. pour un dîner, 20 Fr. pour le taxi, faites le compte ! L’argent nous file entre les doigts. Heureusement, j’ai touché mon traitement du 17 jusqu’à la fin du mois. La Foréami fut fondée par la Reine Elisabeth, et change de champ d’action après quelques années. Actuellement elle est active dans le Kwango, après avoir pratiquement délaissé le Mayumbe cette année. Après un mois de stage ici, nous devons nous rendre à Bagata, pas loin de Banningville, chez un autre médecin, pour apprendre la manière de travailler et puis plus à l’Est où nous serons seuls avec un agent sanitaire. Nous disposerons d’une camionnette, etc. Comme vous pouvez le constater, ce n’est pas si loin d’ici : tout au plus 5 jours de voyage jusqu’à Bagata en longeant le fleuve Congo, puis la rivière Kwilu. Notre correspondance ne traînera pas en chemin, étant donné que l’avion fait escale à Banningville. Voici donc notre adresse : Dr. Lamote, médecin de la Foréami, Léopoldville II. Ils feront suivre le courrier. Si vous pouviez répondre « par avion » il y a des chances que la lettre nous parvienne tandis que nous sommes encore ici. Nous ne dépendons donc pas de l’Etat, ni de l’Administration mais du Directeur de la Foréami, le Docteur Dupuy, malgré qu’on soit payé par l’Etat. Notre voyage s’est bien passé. Ce jeudi-là (12-03-36), nous avons fait escale à Ténériffe, notre première rencontre avec l’exubérance des tropiques, un vrai paradis. C’est tôt le matin que nous avons vu l’île s’approcher. Le sommet enneigé culminant à 3.000 m baignait déjà dans la lumière du soleil tandis que nous étions encore dans la pénombre. Toute l’île est une succession de montagnes et de collines entrecoupées de vallées profondes. La ville elle-même est un jardin d’Eden, arbres toujours verts, fleurs omniprésentes, habitants à la chevelure d’ébène et à la taille élancée, des habitations comme à l’exposition universelle, Blanches et carrées. A partir de là, un voyage monotone jusqu’à Lobito. A l’équateur , pour mon baptême, j’ai dû ramper dans une buse de six mètres de long tandis que j’étais arrosé depuis les deux extrémités par des lances d’incendie. C’était très rafraîchissant, je l’aurais bien refait. On nous avait annoncé de fortes chaleurs, mais heureusement, une brise constante rendait l’air supportable. Gaby ajoute au crayon : Suite du courrier par bateau : nous ne pouvons envoyer qu’un seul feuillet au prix de 5 Fr. Lettre N°3 Eugène écrit : Léopoldville, mardi 24 mars 1936 Aujourd’hui, nous avons mangé notre premier poulet congolais. Notre boy cuisine très bien, ses potages sont un délice. Je ne consomme pas beaucoup de pain, mais beaucoup de bananes : le matin quatre, à midi, quatre ou cinq et le soir, trois pour changer. On peut se procurer des pommes de terre mais on dirait des figues desséchées. Pour le moment, nous menons une vie de rentiers, Gaby ne doit plus travailler et moi de même. L’avant-midi je passe 4 heures au labo à observer ce qu’il s’y passe. L’après-midi, de 2 h.30 à 5 heures nous nous initions aux formules, aux lois et à la manière de travailler au bureau de la Foréami.. Nous sommes tout à fait acclimatés. Dommage qu’au bout de ces deux semaines nous soyons obligés de déménager pour Kinshasa où nous devrons visiter quotidiennement l’hôpital des Noirs. Là aussi nous serons logés dans « une maison de passage ». Avant-hier nous nous sommes rendus au fleuve Congo. Les Stanleyfalls sont à une demi-heure d’ici, où l’eau déferle avec une extrême violence, on ne peut pas parler de chutes mais plutôt de rapides. Pour le reste, pas de nouvelles, nous prenons quotidiennement notre quinine et nous n’en ressentons rien. Vous ai-je déjà dit que les soirs sont d’une beauté unique sous les tropiques. disparaître à l’horizon, quels tons bizarres envahissent le ciel, comme dans ces estampes chinoises avec un ciel vert profond passant d’une part au rose et rouge brûlant et d’autre part au bleu en au noir et sur lequel flottent des nuages d’un brun tendre. Ici aussi, au Congo, les crépuscules sont tellement beaux, mais ne durent qu’un instant. A 6 ½ h. il fait déjà nuit, surtout qu’à présent c’est la nouvelle lune. Les pluies tardent à venir. Aujourd’hui, dit le secrétaire du bureau, il a fait très chaud, pourtant, c’est la saison des pluies, mais exceptionnellement sèche. |
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